Jour J pour le marché à terme du lait liquide

L’envolée du prix du beurre, et les tensions qu’elle a provoquée dans la filière, ont remis en lumière les marchés à terme des produits laitiers, encore balbutiants en Europe. Un nouveau contrat, portant sur le lait liquide, est lancé mercredi 15 août.

La Bourse européenne de l’énergie (EEX 1), basée à Leipzig en Allemagne, a confirmé, le 8 août, le lancement, le 15 août 2018, d’un contrat à terme sur le lait liquide. Depuis 2015, EEX cote déjà le beurre, la poudre de lait écrémé et la poudre de lactosérum avec des contrats de 5 tonnes. Pour le lait liquide, l’unité sera de 25 tonnes, ce qui « facilitera la négociabilité pour les exploitations de taille moyenne ». « Avec l’introduction de contrats à terme sur le lait liquide, nous proposerons un outil supplémentaire de couverture directe des prix, en particulier pour les laiteries dont la production ne se concentre pas sur le beurre et la poudre », explique Sascha Siegel, responsable des produits agricoles chez EEX, dans un communiqué.

Les échéances du mois en cours et des 18 mois suivants seront négociées. Un débouclage des positions en physique ne sera pas possible – c’est déjà le cas pour les contrats actuels sur les produits laitiers, contrairement à ce qui existe pour les céréales. Le prix de règlement final sera calculé à l’aide d’un indice (« EEX European Liquid Milk ») basé sur les prix du lait dans quatre pays européens (Allemagne, Danemark, Irlande, Pays-Bas) – pas la France donc – tels que publiés par la Commission européenne.

Euronext au point mort

Depuis qu’EEX a lancé, en mai 2015, ses contrats laitiers, les volumes négociés « n’ont cessé de croître ». Un total de 82 050 tonnes d’équivalent produit (correspondant à 16.410 contrats) a été échangé en 2016. Un chiffre largement dépassé déjà sur les neuf premiers mois de 2017. Certes, ces volumes restent marginaux au regard de la production européenne de beurre ou de poudre de lait. Mais c’est toujours mieux qu’Euronext dont les contrats de beurre, de poudre écrémée et de lactosérum, lancés au printemps 2015, n’ont pas trouvé leur public. Le 15 novembre dernier, les volumes échangés sur ces trois produits étaient égaux à… zéro. Une contre-performance qu’Euronext – qui fait par ailleurs référence sur le marché à terme des grains en Europe (2) – n’a pas souhaité commenter.  Les ministères de l’économie (Inspection des finances) et de l’agriculture (CGAAER) sont plus loquaces. Dans un rapport relatif aux « outils de gestion des risques en agriculture » publié en avril 2017, ils relèvent que « l’usage limité des marchés à terme peut s’expliquer par le contexte général de l’existence du rôle protecteur de l’État et de la Pac. Par ailleurs, la chute des cours du blé en France dans les années 1930, la mauvaise réputation des marchés à terme qui a suivi, la création de l’Onib en 1936 et l’interdiction des marchés à terme de blé sont restées dans la mémoire collective. Ce n’est qu’en 1996 qu’une loi a de nouveau autorisé le fonctionnement de marchés à terme du blé en France. » À cet arrière-plan historique s’ajoutent des « causes techniques et stratégiques » : en dehors du secteur des grains, « les professionnels de l’agroalimentaire ne sont, dans leur très grande majorité, que peu formés aux techniques des marchés à terme » ; alors qu’« un grand nombre de transactions doit garantir la liquidité du marché, la spéculation, indispensable, reste limitée en France » ; « une réelle discipline vis-à-vis de la relation contractuelle sur le physique est indispensable » ; enfin, et peut-être surtout, « les acteurs dominants n’identifient pas d’intérêt au développement des marchés à terme qui mettent l’ensemble des opérateurs au même niveau en matière d’information sur les prix ».

Une opportunité pour les éleveurs ?

Faire de la « pédagogie » Qu’en pense l’interprofession laitière (Cniel) ? Elle tient d’abord à relativiser l’échec des contrats laitiers lancés par Euronext : « Des contrats à terme portant sur les produits laitiers sont disponibles auprès de plusieurs bourses de marchés à terme dans le monde : CMX aux États-Unis, NZX en Nouvelle-Zélande, EEX ou encore Euronext en Europe. Si les premiers fonctionnent relativement bien, grâce à leur ancienneté, les seconds n’en sont encore qu’à leurs prémices. Or il faut du temps (plusieurs années) pour assurer un niveau de liquidité suffisant sur ces marchés pour que ceux-ci fonctionnent et remplissent leur rôle d’outil de couverture du risque : plus les contrats s’y échangent, plus il est facile de trouver une contrepartie et donc de se couvrir, etc. Par ailleurs, les opérateurs désireux de couvrir un risque de prix doivent au préalable s’assurer que les fluctuations de prix auxquels ils sont confrontés sur leur marché physique (ex : prix des produits laitiers voire du lait) sont bien corrélées à celles des produits à terme (beurre industriel, poudre de lait écrémé, poudre de lactosérum…). Cette corrélation sera d’autant plus fiable que les cotations à terme seront représentatives et reconnues, et donc que les échanges sur le marché à terme seront nombreux ! » Un nouvel avatar du chien qui se mord la queue, en quelque sorte. Conclusion, il va falloir faire preuve de « pédagogie auprès des utilisateurs potentiels du marché à terme – dont les vendeurs et acheteurs de lait et de produits laitiers – pour que ceux-ci en saisissent l’intérêt et le fonctionnement, et permettent ainsi de lancer la machine », poursuit le Cniel.

Faire de la pédagogie, c’est aussi l’ambition du cabinet-conseil Agritel qui organisait, à la mi-novembre, une formation sur la gestion du risque de prix et l’usage des marchés à terme dans la filière laitière. L’animatrice de cette journée, Marion Cassagnou, analyste chez Agritel, explique que le marché à terme n’empêche pas les fluctuations de prix mais qu’il permet aux opérateurs de s’arbitrer financièrement de sorte à amortir les secousses trop violentes. Par exemple le quasi triplement des cours du beurre en deux ans, qui a éreinté les fabricants de viennoiseries ou de pâtisseries. « Acheteurs et vendeurs de produits laitiers doivent s’engager sur le marché à terme pour lui assurer suffisamment de liquidité », explique Marion Cassagnou. Selon elle, les éleveurs auraient pu profiter davantage de la flambée du prix du beurre s’ils s’étaient positionnés sur le marché à terme, individuellement ou collectivement, comme le font nombre de leurs collègues céréaliers.

Manque de transparence

La future cotation du lait liquide sur EEX peut-elle convaincre les producteurs de lait européens de s’engager pour couvrir leurs prix de vente ? En tout cas, de tels contrats existent déjà en Nouvelle-Zélande et aux États-Unis, où « ils fonctionnent très bien », estime Marion Cassagnou. Des pays où le contexte réglementaire est aussi très différent, relativise Jacques Carles, délégué général de Momagri (3). « Si le marché à terme des produits laitiers fonctionne bien aux Etats-Unis, c’est que la transparence y est importante et qu’il existe une connexion avec le partage de la valeur ajoutée (4) qui permet aux opérateurs d’avoir confiance », ajoute, en substance, son collègue Frédéric Courleux. Rien de tel en Europe, où, selon lui, la connaissance des prix (contrairement à celle des volumes) est gravement lacunaire. Une situation qui pourrait cependant évoluer l’an prochain, sous la pression de la Commission européenne. En attendant, « on a mis la charrue avant les bœufs, en espérant que le marché à terme allait permettre la transparence. Il aurait fallu faire l’inverse. »

De son côté, Philippe Chalmin (notre photo), président de l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires, professeur à l’université Paris-Dauphine, rappelle que, pour être pleinement efficace, un marché à terme a besoin de liquidités et, partant, d’investisseurs financiers. Or, estime-t-il, le fonctionnement de la filière laitière est « trop compliqué pour des spéculateurs extérieurs ».

Pas d’intervention sur la poudre en 2019 ?

Dans un projet de règlement du 16 juillet 2018, la Commission européenne propose de ne pas ouvrir l’intervention publique sur la poudre de lait écrémé en 2019, comme elle l’a déjà fait cette année.

« Compte tenu du fait que les conditions de marché n’ont pas considérablement évolué et que l’expérience acquise en 2018 prouve le bien-fondé de l’approche, il y a lieu de renouveler l’initiative et de fixer à zéro le plafond de 2019 », dispose le projet de règlement.

Benoît Contour

(1) EEX : European Energy Exchange

(2) Les volumes de blé négociés sur Euronext ont représenté, en 2016, trois fois la production européenne de blé (et 15 % des volumes mondiaux cotés à terme, les 85 % autres étant traités à Chicago). En colza, la proportion atteint 2,5.

(3) Mouvement pour une organisation mondiale de l’agriculture.

(4) Dans une étude, Momagri calcule que la transposition du système américain de partage de la valeur ajoutée à la filière laitière de l’UE aurait permis d’y relever de 13 % le prix du lait à la production au cours des dix dernières années.

A lire également : Les résultats de la séance de cotation du 15 août 2018

A télécharger : Le règlement de la Bourse de Leipzig (en anglais)

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